Un quotidien emporté par le vent

En relisant Nick Hornby et les premières pages de son 31 songs, une phrase m’a stoppée nette : « quand on aime une chanson, quand on l’aime assez pour la laisser nous accompagner tout au long des différentes étapes de notre vie, la répétition gomme tout souvenir spécifique. »
Il est vrai que la répétition ne laisse aucune place à la précision. Comment se souvenir de chaque instant où ses notes et ses mots nous ont bercés ou animés? Les nouvelles technologies, les services de streaming, la dématérialisation de l’objet ont rendu d’autant plus naturelle cette répétition pour la pousser à son paroxysme. Il est aujourd’hui encore plus aisé d’épancher sa soif de musique, de subvenir à ses pulsions extrêmes, à son musicomanisme de cette substance enivrante. Y revenir n’aura jamais été aussi facile et pourtant… Pourtant, des artistes, des albums et des chansons bien que réécoutées à outrance ramènent à des instants, à des moments comme leur découverte ou un évènement marquant.
Certes, ces fragments sonores n’y sont pas les uniques ports d’attache, mais des balises auditives au pouvoir de remémoration tout aussi puissant qu’un goût ou une odeur. Si une atmosphère peut renvoyer l’espace d’un instant dans un lieu précis, la musique aussi.
Pour cette raison, mes lettres choisiront régulièrement au gré de l’envie et du moment, des morceaux qui ont marqué de manière durable ma vie et qui risquent encore d’y laisser une empreinte pérenne.

Le vent nous portera, premier lien avec ce Noir Désir qui reste tatoué dans mes gènes. Un bruissement me suffit à reconnaître cette pièce de mon enfance si souvent jouée à la maison. Jeune, poreuse à chaque découverte, l’aspect redondant de l’écoute évoque chez moi l’odeur du plancher, la froideur du carrelage de cette grande salle divisée en deux, et le canapé recouvert d’un tissu léopard. Mes parents si jeunes, et surtout ce salon qui me paraît si grand. Puis la chaîne hi-fi et les caisses de disques. Ma mère qui chantonne, puis mon père qui m’explique que c’est un groupe qui l’a marqué, lui qui est bordelais. L’histoire et les images se répètent, un quotidien emporté par ce vent…
Puis un jour, c’est le drame dans mes montagnes. Cette voix si appréciée est à l’origine d’un acte qui me glace le sang… et pourtant la musique reste, subsiste et ne peut s’empêcher de continuer son chemin dans mon quotidien.

Le temps passe, les goûts changent, mais Noir Désir ne trépasse. D’autres titres se font une place. L’homme pressé lui aussi entendu depuis des années marque un de mes étés au bord de l’eau et la rage de l’adolescence. À l’envers À l’endroit et ce constat, cette mélancolie et ce mal inextricable que le groupe expie. Ce mal matérialisé dans l’immatériel.

Cette tristesse et l’ennui de la campagne en plein été. Le paradoxe de la beauté de cet ennui qui éveille la curiosité, et favorise la lecture.
Noir Désir réveille tellement de lieux et de couleurs. Le vert tendre de l’herbe dans laquelle se mire le soleil; le bruit des abeilles et l’odeur de terre humidifiée par la rosée. Les balades tardives et la douceur des habitudes passées.
Et Marlène en 2012 qui synthétise ces années. Marlène et ces cœurs qui saignent, Marlène et cette urgence.

Mais au final, que reste-t-il? Cette envie irrépressible d’être envoyée dans ce Bordeaux effervescent d’un début des années 1990 fantasmé. D’un monde passé où Bertrand Cantat n’était connu que pour sa musique, et dans lequel les squattes culturels vivaient leurs meilleurs moments.
Noir Désir, c’est une époque terminée où le rock en français avait la place d’exister. Où la colère grondait sous la plume de certains auteurs, où la rage s’accordait à la vigueur des instruments, où l’on s’exprimait par le biais de cette poésie chantée et maintenant datée.
Noir Désir est un souvenir qui a encore de beaux jours dans les abysses de ma mémoire, et la porte ouverte à ma nostalgie.

 

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